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Le Chantemer ne chantera plus

28 février 2018 | Récit | 1 commentaire

L’œil d’Irma passe sur Saint-Martin. Un mur de pluie. Des vents soutenus à trois-cents kilomètres par heure et des rafales tellement fortes qu’elles n’ont pu être mesurées. Dans un sens, puis dans la direction opposée…

On nous l’avait dit : pas grand-chose ne résiste à un ouragan majeur. Irma est d’une puissance jamais enregistrée dans l’Atlantique. Sa trajectoire traverse l’ile où le Chantemer est amarré depuis deux ans, en attendant un acquéreur. Confortablement installée dans notre maison à Montréal, je garde en tête que le Chantemer n’était plus qu’un bateau vide. Je pense à tous les gens là-bas, et à tous leurs proches qui n’ont pas de nouvelles.

Je ne suis ni triste ni en colère. Résignée. Nous n’avions jamais sous-estimé le risque de laisser notre navire dans une zone exposée aux ouragans. Pourtant, les chances qu’un tel phénomène se déchaine à endroit précis étaient très faibles. Durant les trois saisons précédentes, le Chantemer n’a pas eu à affronter des vents de plus de soixante-cinq kilomètres par heure. Cette catastrophe aurait pu arriver dès le premier été de notre périple. Nous aurions alors fait face au traumatisme de vivre cet enfer et à la fin prématurée de nos aventures. Avec la perte de notre voilier, la dernière porte de notre fabuleux voyage vient de se fermer.

Et quel voyage ! Avec nos enfants de neuf et dix ans, nous avons sillonné les Bahamas et les Caraïbes durant quinze mois sur un catamaran de douze mètres par six. Cela fait maintenant deux ans que nous sommes rentrés, mais les souvenirs sont bien ancrés. Mon corps se rappelle la caresse du vent tiède et le bercement parfois excessif des vagues. J’ai le gout en bouche de l’eau de mer et des sushis cuisinés avec la pêche du jour. Dès que mes yeux se ferment, je revois les poissons multicolores et les couchers de soleil magiques. Cependant, en route ou en escale, cette vie était loin d’être idyllique.

La première fois que mon amoureux m’a parlé de ce projet fou, j’ai paniqué. Et les pirates ? Et les tempêtes ? Et si l’on s’ennuie ? Quelques lectures ont suffi à me rassurer et à me donner l’envie de le suivre jusqu’au bout du monde. Pour me sentir vivre. Vivre au présent. Pour passer du temps avec les enfants avant l’adolescence. Pour voyager, aussi : découvrir des paysages et des gens, apprendre d’autres façons de voir les choses. Pour changer de perspectives, au sens littéral comme au figuré.

Nous sommes partis de Floride sur un bateau acheté quelques mois auparavant. Nous avions des centaines d’heures de cours théorique de toutes sortes dans la tête, mais une expérience de navigation quasi inexistante. Nous sommes partis en pleine période des ouragans, face aux courants dominants et aux vents alizés. Contre vents et marées. Nous sommes partis avec confiance dans notre capacité à surmonter les défis, à nous adapter, à trouver des solutions aux innombrables problèmes que nous rencontrerions inévitablement. Nous sommes partis en ayant conscience qu’on ne peut jamais être véritablement préparé pour un tel projet. Attendre d’être prêts, c’est prendre le risque de ne jamais partir.

Nous étions en voyage, pas en vacances. Les journées étaient remplies de corvées, de promenades et de visites, de réparations de tout genre, de baignades et d’activités nautiques, de longues heures d’école qui nous clouaient à bord. Les journées passaient vite et défilaient lentement. Le temps n’était pas linéaire ni distendu. Il était suspendu.

L’adaptation à cette vie de nomades a été rapide et naturelle. Vivre en famille sur un bateau, c’est avant tout rester vingt-quatre heures par jour ensemble. Contre toute attente, plus la croisière avançait et plus cette proximité était facile. C’est certainement ce qui me manque le plus depuis notre retour. Ne plus être là pour répondre aux enfants dès qu’une question franchit leurs lèvres. Ne plus être la témoin passive de mille-et-un jeux qu’ils s’inventaient avec les moyens du bord. Ne plus saisir les occasions de leur raconter les bêtises de ma jeunesse.

En moyenne, nous avons navigué trois heures par jour. Mais une moyenne ne veut pas dire grand-chose. Nous sommes restés parfois plusieurs semaines à la même place, et nous avons passé jusqu’à trois jours et trois nuits sans escales. Malgré la fatigue qui s’accumulait, j’aimais faire route dans la noirceur. Malchance ou pas, il n’y avait quasiment pas de lune. Elle se résumait à un cil jaunâtre, presque horizontal. Un sourire énigmatique insuffisant pour éclairer la houle. Au poste de pilotage, j’étais alors seule avec les éléments : le vent qui sifflait dans les voiles, les vagues qui tapaient sur les coques, les étoiles innombrables qui brillaient dans le ciel, les particules biophosphorescentes qui illuminaient notre sillage.

Les traversées étaient également une opportunité de pêcher. Cette activité ne m’a jamais vraiment attiré, mais quel plaisir j’ai eu à nettoyer les poissons! Je suis sérieuse : je tripe quand j’étripe. Je suppose que cela renvoie au besoin fondamental de nourrir les siens. C’est comparable à la satisfaction de cuisiner les légumes de son jardin, l’adrénaline de la mise à mort en plus. Les gars, eux, étaient tout excités à la perspective de remonter les proies à bord. Le « dzzz » de la ligne de pêche qui se déroule a toujours été le coup d’envoi de minutes plus ou moins longues de plaisir pour chacun.

Nous étions en voyage, pas en vacances. Lors de notre préparation minutieuse et incomplète, nous avions vraiment sous-estimé l’omniprésence du stress. Stress dû à la navigation : même avec l’expérience acquise au fil de l’eau, certains passages restaient délicats. Stress de tomber en panne au mauvais moment et d’être en danger : les défaillances mécaniques et électriques ont été si nombreuses. Stress d’être à l’ancre la nuit : de déraper au gré d’un coup de vent ou d’être percuté par un bateau moins bien accroché. Stress d’être toujours dans l’inconnu : où débarquer, comment se comporter avec les locaux, comment se connecter à internet ? Stress des ouragans : quelle idée de passer deux saisons dans des régions exposées ! Mais le Chantemer a si bien chanté que la mer nous a épargnés.

Au-delà de ces stress quotidiens, nous avons eu notre lot de frayeurs. Trois semaines après le départ, nous avons vu une trombe d’eau se former à quelques centaines de mètres du Chantemer. Je dis quelques centaines de mètres, mais c’était peut-être plusieurs kilomètres. Comment évaluer une distance avec l’horizon comme seul repère ? Je n’arrivais même pas à déterminer la direction que prenait la trombe. Nous étions coincés dans une crique et nulle part où nous mettre à l’abri. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que j’ai acquis la certitude que nous serions épargnés. C’est long, trente minutes à regarder une colonne se former, se dissiper, et se reformer. C’est dans l’action que je gère mon stress, mais là, je ne pouvais rien faire. Des histoires comme celle-là, j’en ai des dizaines à raconter.

En revanche, la sécurité n’a jamais été un problème. Ni à bord ni à terre. Même dans les endroits à la réputation douteuse, nous avons fini par ne plus nous barricader la nuit. Il faut bien vivre. Et puis, dans la région où nous étions, les crimes violents ne sont pas plus fréquents qu’à Montréal. C’est souvent ce qu’on ne connait pas qui fait peur, et cette peur-là, nous l’avons rapidement apprivoisée.

Nous étions en voyage, pas en vacances. Nous avions le temps. Le temps de voir. Le temps d’écouter. Le temps de nous arrêter. Un rien suffisait à transformer une simple promenade en aventure épique. La première fois que nous nous sommes retrouvés nez à nez avec un requin-nourrice, l’eau était très trouble. D’un seul coup, nous avons aperçu un mastodonte de deux mètres de long posé sur le fond, immobile. Il était si proche que nous aurions pu le toucher. Nous l’avons contourné avec prudence, prenant garde de ne pas le déranger. Avait-il seulement remarqué notre présence ? Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que ces squales ne mangent que de petites proies aspirées dans le sable, qu’ils ne chassent pas et qu’ils n’attaquent donc jamais les humains.

C’est aussi la qualité des rencontres qui faisait la différence. À mon premier regard, à son premier sourire, j’ai su que Rose était une femme exceptionnelle. Son histoire me l’a confirmé. Être la première boxeuse professionnelle des Bahamas, ce n’est pas banal. Mettre ses enfants à la porte pour les obliger à se prendre en main, ça demande beaucoup de courage. Il y a eu aussi Rémi et Josselin, deux jeunes bateaustoppeurs à la fois si rêveurs et si réalistes. Et tous les autres, marins ou locaux, que nous avons croisés et qui ont enrichi mon regard sur les humains.

À chaque instant, je me suis sentie hors de l’ordinaire et hors du temps, mais intensément dans le présent. Et puis, nous sommes rentrés plus tôt que nécessaire. Parce que mon amoureux vivait plus de stress que de plaisirs. Parce que les enfants avaient hâte de retrouver leurs amis. Continuer seule n’aurait eu aucun sens. Retour choisi et en douceur. Retour avec un bilan mitigé, mais loin d’être négatif.

Aujourd’hui, je suis la même qu’avant le départ. Juste un peu plus ouverte, un peu moins ignorante. Vaincu par Irma, le Chantemer ne chantera plus. Mais la mélodie du vent dans les voiles résonnera à jamais dans mes souvenirs.

par | 28 février 2018

Découvrez le récit complet de nos aventures!

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Raphaëlle

Raphaëlle

Ingénieure de formation, coordonnatrice d’organismes communautaires, cogérante d’entreprise, webmestre, autrice, graphiste, pianiste débutante... Mes champs de compétences sont aussi variés que ma curiosité et ma soif d’apprendre.

1 Commentaire

  1. PETITJEAN Jean-Pierre

    Une jolie écriture…un optimiste contagieux…une aventure hors du commun…et l’admiration de ton père!
    Bonne continuation!

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